Dans son ouvrage en deux tomes, Le Corps Conscient, le psychothérapeute corporel suisse Docteur Olivier Vuagniaux souligne les fonctions méconnues du cerveau du ventre dans le refoulement. Nourri d’approches alternatives, l’ouvrage compile les nombreuses expériences pratiques et recherches effectuées depuis des années autour de ces thématiques pour une nouvelle compréhension du rôle du système nerveux entérique dans le bien-être psychique.
Le Corps Conscient est le fruit d’une trentaine d’années de pratique en psychothérapie corporelle. Fort de formations multiples, notamment dans l’hypnose Ericksonienne, la psychothérapie assistée par psychédéliques, les soins chamaniques ou la psychiatrie, Olivier Vuagniaux, issu de la patrie de pionniers dans la recherche sur l’inconscient à l’instar du chimiste Albert Hofmann ou du psychiatre Carl Gustav Jung, découvre la psychothérapie corporelle auprès du couple Sarkissoff qui l’a instaurée. Cette approche résonne en lui comme une révélation. Il s’attachera dès lors à découvrir l’inconscient pour tenter de remédier à la souffrance humaine au travers des outils thérapeutiques acquis au cours de son parcours. Nous nous sommes entretenus avec ce thérapeute afin de mieux cerner ses pratiques non conventionnelles.
Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire un livre sur « le corps conscient » ?
À un moment, donné après avoir accumulé des années de pratique et d’expérience, j’ai vraiment eu le souhait, il y a quatre ou cinq ans, de mettre un peu tout cela en forme dans ma tête et par le travail de l’écriture. Je crois que ça correspondait d’abord à une sorte d’envie de transmettre cette expérience et puis je pense aussi que ça m’a été très utile de synthétiser tout ce que j’avais intégré comme compréhension, lecture, comme liens, comme recherches que j’avais réalisées autour de ce sujet. C’était un gros travail d’écriture qui a duré presque quatre ans. Les débuts ont été un peu laborieux comme je suis dyslexique mais au fur et à mesure ça a été beaucoup plus léger. Les premiers chapitres m’ont cependant demandé beaucoup de relectures et de corrections mais après je suis rentré plus facilement dans le travail de l’écriture.
Comment définiriez-vous le concept de « corps conscient » ?
C’est vraiment très vaste. Il s’agit d’arriver à intégrer et de percevoir que le corps a une conscience propre, entre autres liée au système nerveux entérique, ce cerveau qu’on a dans les tripes, qu’on connait depuis les années quatre-vingt-dix suite aux travaux de Michael D. Gershon aux États-Unis. Il faut dire qu’il sécrète plus de 80% des neurotransmetteurs et 95% de la sérotonine est sécrétée par le cerveau du ventre. Il y a beaucoup de recherches maintenant qui ont été réalisées là-dessus, mais Gershon, déjà, avait posé que c’était un sixième sens ou un cerveau intuitif. Je crois vraiment qu’il faut se rendre compte de son un rôle crucial, voire même central, à jouer dans l’élaboration, dans la construction de la psychologie du moi. C’est un étage de conscience, c’est-à-dire une sorte d’intelligence interactive avec l’environnement autour des sensations. Ce cerveau et cette conscience corporelle se développe autour de la sensation et pas du tout au niveau des émotions ou de la pensée. C’est une sorte d’étage de nous-même qu’on a vraiment, je pense, beaucoup oublié dans notre civilisation occidentale où on est tellement axé sur la pensée. Le tripal a un rôle très important dans la construction et déjà dans notre perception de l’environnement dans lequel on est depuis bébé.
Vous écrivez : « Une psychothérapie corporelle intègre un peu de toutes ces approches, analytique, cognitive, émotionnelle, systémique et transgénérationnelle, énergétique, parfois même cellulaire, psychique ou spirituelle. L’avantage est qu’elle n’a rien à défendre en termes de principes, de dogmes ou d’écoles … » Pourriez-vous définir quel est l’avantage de la psychothérapie corporelle ?
C’est vrai que c’est un groupe de thérapie qui intègre plusieurs approches. On pourrait dire qu’il s’agit vraiment de créer un dialogue entre notre cerveau mental pensant et le cerveau ventral sentant. Cela consiste à essayer d’arriver progressivement à avoir accès à cette conscience corporelle dont on s’est souvent dissociés.
Dès le départ, le corps est très conscient et très sensible en termes de sensations par rapport à son environnement. La plupart du temps, en fonction de ce que l’on rencontre au niveau parental ou familial, le premier réflexe de défense que l’on a est de se couper du corps et des sensations, entre autres par le blocage du diaphragme. Le travail thérapeutique consiste à chercher à réinstaurer un dialogue et un contact avec notre corps et notre ventre pour avoir accès à la sérotonine qui est le neurotransmetteur de la détente, de la confiance en soi, de la légitimité, du plaisir de vivre. Rappelons qu’on génère seulement 5% de sérotonine dans notre cerveau mental. Il convient d’avoir accès à la sérotonine du ventre.
C’est tout un travail pour comprendre dans quelles conditions on a été bloqués, c’est ce que j’explique avec la fameuse histoire des poupées russes dans mon livre, cet espacement bloqué dans le trauma qui fait qu’on se coupe de soi, qu’on se dissocie. La plupart des thérapies travaillent sur la dissociation et là on la reprend sous un autre angle. On pourrait dire au niveau vraiment corporel, organique, dans la sensation, ça oriente complètement tout le processus thérapeutique autrement que l’aspect psychanalytique dont on a davantage l’habitude, puisque nous ne travaillons pas sur des pensées mais sur des sensations. C’est d’abord le senti qui va guider le processus thérapeutique : des sensations agréables ou désagréables, tendues ou détendues, ouvert ou fermé, vivant ou mort, en mouvement ou inerte, chaud ou froid. On part de la corporalité et des sensations du corps.
Dans votre livre, la notion de boucle de feed-back revient régulièrement. Pouvez-vous expliquer ce que c’est et pourquoi c’est important ?
C’est quelque chose qui a été une expérience, une compréhension, une sorte de révélation que j’ai eu. C’est très important cette notion qui vient de Ramachandran, un chercheur américain en neuroscience, qui a travaillé sur les douleurs fantômes chez les amputés. Il s’est rendu compte à ce moment-là que ces douleurs étaient générées par le cerveau parce qu’il n’y avait plus de boucle de feed-back positive venant du bras qui a été amputé. Le cerveau se met alors à paniquer en se disant qu’il n’a plus de feed-back du bras et il va alors donner une explication. Ce qui est incroyable c’est qu’il n’y a plus ce bras donc le cerveau génère une explication comme quoi il y a un tigre qui est en train de le dévorer ou qu’un TGV l’arrache, alors que le premier tigre est enfermé dans un zoo à 50 km. Le cerveau hallucine et il peut générer dix à quinze fois par jours ces sensations avec une douleur insupportable.
Nos cellules et entre autres les neurones, toute la biologie du vivant, sont constituées d’interactions sous forme de boucles de feed-back positives ou négatives. Toute l’approche systémique prouve cela. C’est vraiment la base de la systémique, aussi bien en informatique qu’en biocybernétique. Quand nos neurones sont dans une boucle de feed-back négative, ils donnent des explications qui peuvent être hallucinantes et c’est ça qui m’a permis de développer, au niveau psychologique aussi, que face aux boucles de feed-back négatives que l’on peut avoir par rapport à notre environnement, quel qu’il soit, notre cerveau va donner une explication psychologique. C’est ce que je décris dans le fameux « si c’est comme ça c’est parce que ». Si l’autre est méchant c’est parce que je ne suis pas à la hauteur ou parce que je ne le mérite pas. La compréhension des mécanismes de la boucle de feed-back permet d’expliquer, de comprendre, pourquoi on va se dévaloriser ou donner une explication qu’on retournera la plupart du temps contre soi ou contre l’autre.
C’est vraiment quelque chose de central, en comprenant aussi après dans le mécanisme de la défense ce que j’ai appelé le mouvement réparateur narcissique. Si je suis blessé, si je suis méchant, si l’autre ne m’aime pas, c’est que je n’en fais pas assez. Alors que va-t-on réaliser pour en faire assez pour être aimé, par exemple ? Je reprends aussi cette notion dans les annexes parce que c’est important de l’illustrer avec des schémas. Ça fait partie pour moi d’une sorte de base de compréhension de la psychologie humaine qui est peu définie. On apprend rarement ce genre de choses malheureusement alors que ça nous permettrait de mieux comprendre notre fonctionnement.
Vous expliquez ressentir les maux de vos patients. Dans le tome 2 vous écrivez : « Ma main posée sur son ventre, je ressens une douleur incroyable : c’est comme si un coup de couteau la transperçait ». Comment réussissez-vous à ressentir cela ?
Il y a d’abord l’expérience et il y a vraiment un travail qui se fait dans l’apprentissage d’une technique comme celle-là. Il y a bien sûr tout l’accompagnement psychologique, mental et verbal avec le patient mais, à ce moment-là, j’ai travaillé avec les deux cerveaux, c’est-à-dire aussi bien avec mon cerveau ventral que mental et donc mon corps va sentir. C’est difficilement explicable mais il y a vraiment quelque chose qui est capté par le corps, qui fait partie de sa nature animale, viscérale, intuitive. Percevoir ma corporalité me permet de capter la corporalité de l’autre et dans quelle sensation il se trouve.
Dans l’exemple du passage cité, c’est aussi surtout comment le patient ou la patiente va se retrouver à sentir l’état des lieux de la relation entretenue avec elle-même, avec son ventre. Si, justement, elle retourne les choses contre elle dans cette histoire de boucle de feed-back, si elle se bloque et que ce qui l’habite comme mouvement de vie, comme désir, comme impulsion, comme force intérieure, qui est vraiment quelque chose de viscéral, elle les rejette, ce blocage je vais le sentir. Ça va être un guide au niveau du processus thérapeutique et de l’accompagnement qui est extrêmement important parce qu’à ce moment-là il y a tout le travail de l’élaboration qui peut commencer. Montrer à la personne qu’elle se ferme à elle-même, se coupe du corps et, à ce moment-là, l’accompagner pour l’amener à comprendre pourquoi elle le fait, l’aider à remettre les choses à leurs places, moins les retourner contre elle et là, à ce moment-là, des sensations qui peuvent être extrêmement agréables surviennent, que je peux aussi sentir. Je pense que c’est quelque chose qui fait partie de la communication humaine profonde. Il y a quelque chose du feeling.
Comment la conscience corporelle peut-elle aider les gens à améliorer leur santé physique et mentale ?
On sait maintenant qu’il y a beaucoup de recherches qui sont réalisées sur l’influence du microbiote sur l’aspect psychologique, sur les dépressions. De plus en plus de recherches ont montré qu’un déséquilibre de la flore intestinale, du microbiote et de l’interaction avec le système immunitaire et le système nerveux entérique forment un tout.
Vous pouvez avoir une très bonne hygiène de vie mais si vous avez des traumas de l’enfance qui sont clivés et refoulés, ça ne va rien changer, je pense, à tout ce domaine psychosomatique lié au vécu. Cela ne va pas changer son propre rapport à soi-même. Le rapport à soi n’est pas seulement une perception mentale comme on l’a compris en psychologie ou en psychanalyse jusqu’à présent. Il y a aussi quelque chose qui est justement une dimension physique corporelle. C’est difficile de le décrire parce que c’est quelque chose, je crois, qu’il faut vraiment éprouver. Cela n’est pas évident au niveau théorique, pour cette raison, j’ai essayé dans mon livre d’apporter divers éclairages, entre autres avec les contes et les mythes, pour essayer d’illustrer ce que cela peut être afin de rendre ces connaissances plus accessibles.
Vous abordez également le sujet de la douleur dans votre livre. Comment la prise de conscience corporelle peut-elle aider les personnes souffrant de douleurs chroniques ?
L’origine de la douleur peut être multiple, il faut toujours faire attention à la part psychosomatique ou psychologique, il y a des réalités de maladies, génétiques par exemple. J’ai des patients qui ont des syndromes de douleurs chroniques, qui ont été abusés dans leur enfance, qui ont des charges traumatiques énormes que le corps exprime en permanence dans ces douleurs-là. Comme si, à ce moment-là, pour la personne, il serait plus supportable de souffrir d’une douleur physique que de souffrir de la douleur du trauma, du rejet, de l’abus, de la destruction de ses parents sur elle-même. Il y a quelque chose qui peut se loger, se somatiser, cela peut être une défense face à ce que le corps contient comme douleur.
J’avais eu, lors de mes études, l’expérience d’une femme qui se mutilait en s’enfonçant des aiguilles dans la peau. C’était juste terrible à voir. La radio de ses avant-bras était noire d’aiguilles. Je l’ai suivie sur le plan thérapeutique à un moment et elle me disait : « Je me pose la question de savoir si je préfère me faire mal comme ça plutôt que de sentir combien mes parents m’ont fait mal ». Comme si la douleur de l’aiguille essayait de cacher une autre douleur encore plus insupportable derrière, qui est toujours celle du manque d’amour.
Quels sont les exercices ou les techniques que vous recommandez pour développer la conscience corporelle ?
Dans un cadre de processus thérapeutique il y a quand même en général le besoin d’être accompagné là-dedans parce que, justement, cela consiste à aller dans des zones traumatisées dans lesquels la défense, dès qu’on approche, se mobilise. Il faut pouvoir accompagner la personne afin de conscientiser ses mécanismes de défense et l’accompagner à descendre dans ces zones douloureuses. Après, au-delà de ça, je pense qu’il y a vraiment une sorte d’attention qu’on peut porter au corps. Cela peut d’abord prendre la forme d’exercices respiratoires. Apprendre à venir respirer dans le ventre, prendre conscience de la tension ressentie au niveau du diaphragme et venir, après, essayer de le détendre et respirer.
Ce que mes patients apprennent petit à petit c’est aussi à venir sentir le ventre, de mettre sa main sur son propre ventre et de venir respirer dedans pour identifier les sensations : comment je me sens ? qu’est-ce que je sens ? de quoi c’est fait ? Il y a une sorte de culture qu’on acquiert pour arriver gentiment à toujours mieux identifier, en fonction des événements qui se passent dans nos vies, dans les relations et dans le reste, comment je vais être impacté à l’intérieur. Qu’est-ce que ça va réveiller comme poupée russe ? Qu’est-ce que ça va réveiller comme trauma et comme sensation dans le corps ?
Le gros du travail consiste à arriver à mieux s’aimer. Nommer ce qui s’est passé pour ne pas retourner les choses contre soi. Je pense qu’il y a tout ce travail de compréhension qui est possible, c’est ce que j’ai essayé d’amener dans mon livre, donner des outils au gré des pages et des exemples pour amener à comprendre ce mouvement dans lequel on peut se trouver. Il s’agit de limiter les dégâts et comprendre pourquoi l’autre agi de la sorte.
Pensez-vous que les psychotropes peuvent être utilisés pour aider les gens à améliorer leur conscience corporelle ?
Oui, je le pense, c’est aussi pour cela que ça m’a intéressé de travailler sur les psychothérapies assistées par psychédéliques. Il faut dire qu’en Suisse on a un contexte un petit peu particulier parce qu’on peut obtenir des autorisations de l’Office fédéral de la santé publique pour distribuer du LSD, de la MDMA ou de la psilocybine de façon légale. On a ainsi une chance de pouvoir accompagner les patients justement dans un état modifié de conscience, pour sortir des neurones miroirs qui sont piégés dans leur définition d’eux-mêmes, dans leur biographie, dans leur histoire de vie, dans leur position de victime et de vraiment permettre à la personne de faire une incursion dans un autre état de conscience qui change vraiment leur point de vue sur eux-mêmes. Ces thérapies peuvent générer des résultats absolument incroyables.
Le travail corporel que je réalise est aussi une façon de retravailler le trauma et de remettre les choses dans une autre dynamique mais les psychothérapies assistées par psychédéliques sont également une porte ouverte importante là-dedans je pense.
À quel lectorat se destine votre ouvrage ?
C’est quand même un livre un peu de niche pour des lecteurs qui s’intéressent à tout ce travail du développement personnel, de la psychologie, aussi peut-être de la corporalité, tous ces courants autour du rapprochement du corps, du yoga, de tout ce qu’il y a autour de ces thématiques qui sont un peu plus à la mode aujourd’hui.
J’ai essayé de vulgariser et de rendre toutes ces connaissances davantage accessibles à un plus large public plutôt qu’à des pairs ou à des psychologues. Je souhaitais éveiller une curiosité ou une conscience que notre corps n’est pas seulement une sorte de carcasse qu’on utilise pour agir mais qu’il se passe autre chose, que c’est beaucoup plus complexe et qu’il n’y a pas que le mental et la pensée. On s’est tellement occidentalisés dans la pensée qu’on a oublié que le corps a aussi son mot à dire et qu’il peut nous apporter beaucoup. S’il y a quelque chose de cet ordre-là qui peut atteindre les gens c’est que mon ouvrage a un peu atteint son but qui vise à changer son rapport à son propre corps.
Michel-Angelo